La nouvelle de la semaine :Bit Essaboune

Par: Nina. K
Posée sur le parapet de la terrasse qui donne sur ce qu’on appelle « El Kouri » parce qu’on y parquait les chevaux jadis, la théière pleine de tisane de verveine fumait encore que déjà les verres, sitôt remplis, étaient vidés !
– Mais l’infusion de verveine, on ne la boit pas à tout va, vous allez tomber malades, arrêtez, ça suffit les enfants !
Mais ils ne s’arrêtaient pas pour autant, ou du moins ils s’arrêtaient, si, le temps de l’engueulade. Ils criaient, couraient, riaient, la chaleur ne les incommodant pas. Puis se resservaient de la tisane …
Les nids vides des cigognes coiffent en cette période où ils se rendent en général chez leurs grands parents, les poteaux du village. Les stridulations des cigales, avant-courrières des chaleurs, meublent le silence estival.
A l’heure de la sieste, le village se vide, tous les volets sont rabattus, même les lézards fuient la chaleur. Seuls eux dérogeaient à cette règle, refusant de dormir, ils s’en allaient jouer à l’ombre des glycines.
Agacé par leur remue-ménage, Chater ne manquait pas d’aboyer, agaçant du coup le voisinage. Sauf que des voisins, il n’y en avait plus. La maison mitoyenne du grand oncle oncle était, depuis quelques années, habitée par la famille de Meriama qui occupait quelques pièces du rez de chaussée seulement. Une aubaine pour les grands parents. Des bras vigoureux, ce n’était pas de refus dans cette grande et vieille maison en pierre difficile à entretenir.
Les enfants tournaient la clé dans la serrure de la buanderie (Bit Essaboune), en sortaient le long tuyau et se lançaient dans un interminable jeu d’arrosage. Les rosiers et le jasmin longeant le garde-fou de la terrasse étaient eux aussi arrosés au passage. Seuls les chats ne semblaient pas du tout apprécier ce tohu bohu auquel ils n’étaient d’ailleurs pas habitués, étant plutôt accoutumés à se jeter sur les grandes assiettes de lait servi par Baba.
Immobilisés sous l’escalier, les vélos, calés contre le mur gauche du hall d’entrée, commençaient à prendre de la poussière mais la venue des enfants, qui ne manquaient pas de les dégripper allait, comme toujours, tout changer.
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Ce n’est que vers cinq heures du soir que la grande porte donnant sur la terrasse s’ouvrait enfin, il faisait moins chaud. Dans la cuisine du fond, le lait est entrain de chauffer et on n’entend plus que le tintement des tasses à café. Les adultes se sont enfin réveillés, ils vont et viennent qui cherchant ses lunettes qui un livre à terminer.
On investissait la terrasse pour se réunir autour de la table ronde sur laquelle fumait le café. A côté du sucrier étaient posés un petit vase orné de roses, souvent rouges et une soucoupe pleine de jasmin fané que Yemma avait cueillis très tôt ce matin.
Les enfants se disputaient les chaises longues qu’ils plaçaient assez près de la table en granit pour boire le lait et ne rien rater des passionnantes discussions qui n’allaient pas tarder à commencer. Ils savaient qu’ici la coutume c’est d’évoquer pendant tout le séjour les souvenirs d’enfance et les épopées de leurs « éminents » aïeux. Voir leurs parents redevenir enfants les amusait particulièrement.
Quand la nuit tombait on pouvait par la terrasse apercevoir les rares passants se diriger vers l’ancienne mosquée située deux rues plus loin.
La table n’était toujours pas débarrassée et seules dans la cuisine du fond les mères préparaient le repas du soir. Un repas léger que les enfants, gavés de sucreries et de tisane, boudaient généralement.
Chater le chien ne se faisait pas au bourdonnement des enfants qui, las de se prélasser se décidaient à ouvrir le portillon et dévaler à toute vitesse le long escalier pour aller courir en bas. L’obscurité ne les rebutaient pas, ils comptaient sur le grand lampadaire qu’ils allumaient pour éclairer les allées de rosiers menant à lebhira (le jardin potager).
La grande maison en pierre avec ses pièces en enfilade menant jusqu’à la salle de bain, en passant par la chambre des grands parents, et la double cuisine les a toujours intrigués. Surtout depuis qu’ils ont appris que sous l’escalier, un chemin secret, muré il y a longtemps, menait jusqu’à la maison voisine. Celle du grand oncle justement. Tout ici, titillait leur curiosité.
Six heures du matin, juste après la prière d’el fajr, Baba rentrait à la maison, les bras immanquablement chargés de quelques baguettes de pain récupérées par la fenêtre de la boulangerie donnant sur lebhira. Il portait immanquablement aussi un sachet de lait. Quand les enfants le lui demandaient, il les réveillait pour aller faire du vélo. Mais avant, il s’en allait préparer l’assiette pour les nombreux chats habitués à venir manger ici. Baba émiettait le pain de la veille et versait dessus tout le sachet de lait qu’il venait d’acheter. Les chats le regardaient faire. Pendant ce temps, eux se relayaient dans la salle de bain pour une douche rapide et ils étaient prêts.
La promenade n’attendait pas, elle était sacrée. Les talkies walkie bien calés dans leur poche, ils s’en allaient comme toujours, jouer au voleur et au policier. Direction, leur lieu de prédilection, le cimetière du village. Que de fois leur avait-on interdit d’y aller, en vain. Ils prenaient un malin plaisir à s’enfoncer tous les trois, l’un après l’autre, dans l’allée bordée de tertres, sur le chemin caillouteux, vers nulle part. Ils n’ont en réalité jamais vraiment su où il menait. En fait, ils n’ont jamais eu le courage d’aller jusqu’au bout de la longue allée bordée d’arbres. Au contraire, ils étaient toujours pressés de faire demi-tour.
La vue des tombes ponctuant la route de part et d’autre leur donnait la chair de poule. En revanche, ils n’ont jamais hésité à descendre de vélo pour aller se promener entre celles en friche et regarder de près les épitaphes. A droite, le cimetière musulman, à gauche les caveaux du cimetière chrétien. Déambuler dans cette nécropole était pour eux une sorte de jeu macabre. Ils s’apitoyaient souvent sur le sort des enfants morts trop tôt qui y reposent. La vue des biberons et des bols remplis d’eau et destinés aux oiseaux, adossés aux petites tombes, les a ô combien de fois emplis de tristesse. La mort revêtait alors une toute autre dimension, elle les entourait, pensaient-il, pris d’une peur soudaine.
Au cimetière, ils rencontraient souvent quelque intempérant attifé de guenilles, assis à même le sol, une bouteille d’alcool à la main. L’air absent, l’ivrogne les regardant sans les voir, ils revenaient alors sur leurs pas, plus décidés que jamais à aller jouer ailleurs. Mais ils revenaient toujours.
Les promenades à vélo duraient une éternité, les enfants avaient le village tout à eux, à cette heure matinale où tout le monde dormait encore. C’est ce qui faisait toute la magie de ces escapades aurorales uniques.
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La porte de la grande maison n’était jamais fermée à clé. Il n’en a jamais été question. La famille de Baba était très respectée et aujourd’hui encore personne n’ose franchir le seuil de la maison abandonnée.
Quand ils arrivaient au dernier virage qui les en séparait, ils ne tenaient plus en place. Un dernier virage et les voilà sur le point de la voir, cette porte en fer avec au centre un beau fer forgé qui protégeait une vitre en verre armé, cette belle maison qui préserve encore si jalousement leurs souvenirs. Une fois sur le perron, ils avaient toujours hâte d’ouvrir grande la porte pour découvrir l’escalier qui les mènera immanquablement au bonheur.
Ils savaient d’avance ce qu’ils allaient découvrir mais ce recommencement leur était salutaire et bienfaisant. En haut de l’escalier balancé d’abord en bois puis en maçonnerie, un petit palier les sépare de la porte close qui leur rappelait alors combien le silence et la solitude sont pesants pour les occupants de cette maison séculaire. Machinalement, ils agrippaient la poignée pour entrer dans la cuisine et couraient ouvrir celle de la salle à manger. Assoupie, un foulard occultant sur les yeux, Yemma affichait toujours le même sourire quand elle ouvrait les yeux et les découvrait là, debout devant elle. Yemma ne parlait pas beaucoup. C’était une belle femme, toujours élégante et calme. Là où elle était, l’air s’embaumait de son eau de Cologne. Elle avait une démarche nonchalante et un port de tête altier. Elle avait aussi un regard doux Yemma et même quand elle les sermonnait, ils n’ont jamais lu la colère dans ses beaux yeux verts. Quand elle discutait avec eux, cela lui arrivait rarement, c’était pour se remémorer des faits historiques du temps de ses aïeux, les turcs et les maures, disait-elle. Et bien au-delà parfois. Pour son âge, Yemma a toujours eu une mémoire infaillible. Elle relatait des faits d’Histoire et les événements dont elle semblait d’ailleurs être particulièrement fière, dans un accent béjaoui bien marqué.
En revanche, les souvenirs qu’ils gardent de Yemma, ce qu’ils aimaient chez elle, ce sont ses bons petits plats mitonnés des heures durant dans des marmites en fonte. Le persil, l’ail, le citron, le beurre et l’huile d’olive étaient toujours de la partie à tel point qu’ils ont imprégné la cuisine de la grande maison. La viande rôtie, les ragoûts et la Qarsa de Yemma, une très bonne soupe de légumes, tout cela constituait en quelque sorte le label de la maison des grands-parents. Un ailleurs sans pareil, une liberté, un bien- être auxquels goûtaient, insatiables, les enfants.
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Baba et ses colères légendaires … elles faisaient trembler les murs sauf qu’elles se consumaient aussi rapidement qu’elles se déclenchaient. Il faisait plus de bruit que de mal, Baba. Il était très nerveux et irritable. Il parlait avec ses yeux aussi bleus que le beau ciel de juillet. Les enfants le fuyaient tout le temps de peur qu’il ne les sermonne. Mais en fait, il était très gentil.
Toujours rasé de près, il coiffait ses cheveux en arrière pour cacher sa calvitie naissante. Il passait beaucoup de temps dans la salle de bain à laquelle il accédait à partir de sa chambre, empêchant ainsi les autres d’y entrer. Il prenait même le temps de se brosser les ongles. Et quand il en sortait enfin, il laissait derrière lui une forte odeur d’after shave.
S’ils se dérobaient autant que faire se pouvait à sa vue, il piquait une colère noire quand il les trouvait entrain de bêcher dans son jardin, retournant la terre dans tous les sens pour au final laisser lebhira sens dessus dessous.
Adieu les allées de fraisiers, les petits poivrons verts, les citrons. Pour bien faire, les enfants escaladaient le figuier et fuyaient à travers le toit de la boulangerie pour rejoindre la terrasse. Les avertissements de Baba qui leur criait qu’ils allaient un jour tomber dans le four à pain étaient littéralement ignorés. Pis. Le lendemain, ils redescendaient au jardin ne manquant pas, avant d’ouvrir la lourde porte en latte de bois donnant sur lebhira, de faire une halte dans le petit atelier de bricolage de Baba pour réparer la fourche en parfait état !
Mais ce qui caractérisait véritablement Baba c’était son érudition et sa parfaite connaissance de la langue française qu’il voulait transmettre en vain à ses petits enfants. Les deux volumes de l’Encyclopédie Universalis trônaient sur son bureau en noyer massif à côté duquel était posée la légendaire petite machine à écrire en acier gris métallisé.
Un décor intemporel caractéristique de la petite chambre, tout comme la grande photo encadrée des ainés de la famille chiquement habillés et coiffés avec le défunt cousin, accrochée juste au dessus de la cheminée. L’ainée des petits enfants, qui se prêtait toujours au jeu instauré par Baba qui consistait à épeler des mots difficiles, a par cette voie découvert sa passion pour l’écriture, au grand bonheur de Baba qui ne manquait jamais d’aller lui acheter une rame de papier pour taper ses poèmes et proses.
Il mettait à sa disposition son bureau, sa machine à écrire, les stylos à plumes, l’agrafeuse, le coupe papier et tout le reste. Dans la bulle magique de Baba, elle était libre comme le vent et heureuse comme personne ne pourra jamais le comprendre ni le palper.
Si Baba n’est plus de ce monde, il est pour toujours dans mon cœur !
Nina K.