La nouvelle de la semaine : Mani…

 

Par Nina K.

 

 La grande derbouka !  C’était le plus beau cadeau de sa grand-mère. ça la fait penser au mariage de sa jeune tante, sur la grande terrasse de l’immeuble, dans La Casbah. Sa mère l’a soigneusement gardée et elle n’a eu de valeur symbole qu’après le décès de sa grand-mère.

 

Mani aux joues caves si douces, Mani si dure. Les souvenirs sont sublimés et la mnémonique requiert de la concentration parfois sans résultat. Car au final, Mani, elle était comment ?

 

Elle avait le choix de l’aimer, pour ce qu’elle a longtemps pensé qu’elle était ou de lui en vouloir, pour ce qu’elle avait vraiment été.

  Quand elle versait dans les réminiscences, quand elle se mettait à penser à elle qui lui caressait sans discontinuer les cheveux, à elle même qui passait ces longs moments, le corps sur un matelas et sa tête sur les genoux de sa grand-mère, quand elle repense à elle et qu’elle revoit son large sourire franc et chaleureux quand elle criait à travers la rambarde du pallier : « Mani c’est moi ! » elle regrette profondément qu’elle ne soit plus là.

 

Elle lui rendait régulièrement visite, pourtant Mani était tout le temps chez eux. Légère comme une gazelle elle dévalait les marches du fameux escalier « Bonatiro » et se retrouvait en un tournemain chez sa cadette. La distance entre sa maison et la leur n’obéissait à aucune unité de mesure. Elle se compte en vol d’oiseau.

La Place des martyrs, la Mosquée Ketchaoua et l’escalier se fondaient et se confondaient faisant que Mani se téléporte chez eux.

Tous les jours, le même accueil, la même joie et le même souhait : qu’elle reste avec eux et qu’elle ne s’en aille jamais. Elle ne s’imaginait pas sa mort, la refusait, se disait que si elle devait mourir, elle s’allongerait à ses côtés et mourrait avec elle. Elle lui portait une affection sans bornes.

 

Mani était une femme simple, « une » fin gourmet qui aimait la bonne chair et qui avait un bon coup de fourchette. Elle ne vivait que pour la panière qu’elle se faisait un malin plaisir de remplir tous les matins dans le vieux marché de La Casbah « Djamaa Lihoud »( La Synagogue). Des légumes et des fruits frais, du poisson lorsqu’elle en trouvait et surtout son steak mitonné dans une vieille poêle en fonte avec une bonne dose de gras et une franche  pincée de sel qui avait un goût exceptionnel. Il n’y avait qu’elle pour lui faire manger une Dolma (légumes farcis) de cardes, un légume qu’elle abhorrait.

Elle continue à croire qu’elle était sa petite-fille préférée pour tous les gestes d’attention que Mani avait à son endroit. Son bocal de confiture de poires Bouawida, les gâteaux qu’elle sortait pour elle de son  petit buffet…

 

Si elle devait décrire la maison de Mani, elle parlerait davantage de son réchaud à huile,  de son réfrigérateur toujours plein et de son petit placard, véritable caverne d’Ali Baba aux yeux de la gourmande qu’elle était.

Pour le reste, sa grand-mère n’avait quasiment pas de meubles dans la seule pièce où elle vivait. Elle avait transformé sa buanderie en cuisine pour céder la sienne à son benjamin. Elle ne l’a, pour autant, jamais entendue se plaindre de l’exiguïté ni de la promiscuité. Au contraire, elle était toujours contente de voir débarquer du monde chez elle pour le seul plaisir de cuisiner ses bons petits plats en dépit d’un revenu mensuel modique.

 

Sept heures du matin. Tous les matins, pendant des années, de longues années, le même rituel, la même joie quand elle arrivait chez nous.

Elle tournait dans un sens puis dans l’autre la poignée de l’ancienne porte en bois et toquait une fois tout au plus. Ils savaient que c’était elle. Elle qui ne venait jamais les mains vides. Des beignets tous chauds achetés chez « ettounsi » (Le Tunisien), des croissants achetés chez Ali Bouzid son voisin boulanger, sinon chez Hadj Domrane, tantôt  un poulet pour le plat du midi ou alors un gras double. C’était la fête. Une Bekbouka !  Elle ne venait jamais les mains vides, les bras ballants. On avait droit aux premières mandarines vertes et sucrées de la saison, qu’elle continue d’acheter en son souvenir aujourd’hui encore ; aux premières nèfles notamment celles que donnait l’arbre qu’elle avait planté et qui trônait dans un pot sur sa terrasse !

 

Des années après son décès, elle rêve encore de lire l’heure indiquée sur l’horloge du minaret de Djamaa Esghir (La mosquée bâtie par les Ottomans) à la Place des Martyrs, à partir de cette petite terrasse de quelque six mètres carrés. Le balcon de Mani, un véritable belvédère donnant sur l’Amirauté. Une vue imprenable sur la Basse Casbah et sur la baie d’Alger.

 

Mani portait en elle sa ville. La blancheur de son voile qu’elle portait qu’il vente ou qu’il pleuve ; son parlé, sa gestuelle … Mani était belle, svelte. Elle chaussait très grand, elle était grande et avait aussi de grandes et larges mains et de longs doigts déformés par l’arthrite. Elle n’y a jamais accordé aucune importance. Mani était une femme en toute simplicité, elle avait toujours le souci de faire plaisir aux autres et ne pensait jamais à elle. Mani était belle mais ne se faisait jamais belle, elle ne craignait pas le froid, troquait ses belles chaussures en cuir contre des savates qu’elle affectionnait particulièrement. Elle ne cherchait pas à plaire, ne cherchait pas à briller. La vie l’avait malmenée et elle n’avait pas courbé l’échine.

 

Mani n’avait jamais eu droit à des vacances et sa routine ignorait l’ennui.

 

Ne t’en va pas Mani ! C’est toi qui m’a  appris à déambuler fièrement, dans les ruelles sinueuses de  La Casbah sans jamais avoir peur de m’y perdre.

 

Elle lui disait, de retour du cimetière le premier jour de l’Aîd, consacré à la visite des morts : « Souviens-toi bien du chemin qu’on emprunte toutes les deux, de cette façon tu retrouveras toujours ta route ». Combien de fois lui avait-elle donné la main, combien de fois ont elle imprimé leurs pas sur les paliers de la vieille ville jusqu’aux fameuses échoppes de Hwanet Sidi Abdellah.

Il faisait bon vivre alors. De son enfance elle ne garde point de souvenir de qui était riche ou pauvre dans cette vieille cité, aujourd’hui abandonnée, qui abritait autant de familles aisées que de démunis. Le bonheur n’était pas matériel, il était dans les cœurs des enfants de La Casbah.

 

Les facéties de « Icha mou Zbayel », qu’elles étaient belles ces histoires ! Mani connaissait par cœur l’histoire de cette femme espiègle aux mille et uns tours. Elle les contait dans un dialecte Algérois unique. Des vocables dont elle n’a hélas plus souvenance qui seyaient si bien à ces histoires atypiques qu’elle savait si bien raconter.

Aujourd’hui quand l’envie lui en prend, elle s’en va chercher la derbouka et réunis autour d’une meyda improvisée sur laquelle trône Maqrout et Ghribia, on se met à faire des youyous, à chanter et à danser, sans raison particulière, juste comme ça, en souvenir de Mani !

 

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