Short story: Tardifs regrets

Par Nina K

 

Au crépuscule de sa vie, Talel se décide à enfin ouvrir son vieux carnet, celui dans lequel pendant près de quarante années, il avait consigné les moindres événements, couché des maux et enterré ses déboires..

Il tourne frénétiquement une à une les pages de journal et revient avec les mêmes gestes qu’un diariste, sur la première, qui  s’interroge une fois de plus sur l’intérêt de son passage ici bas.

Tous ses rêves étaient là couchés sur ce papier jauni par le temps et la poussière. Un seul cahier, il en avait eu un seul, parce qu’il avait dès le début voulu qu’il en soit ainsi, qui résumait toute son existence.

Ses espérances, comment il se voyait à l’âge adulte, comment allait être sa vie, ses chagrins, tout était là.

 

Et cet après-midi, en s’attardant sur certains détails qui avaient échappé à sa mémoire, il s’est rendu compte qu’au fil de ses récits, il avait été toute sa vie seul, comme aujourd’hui. Qu’il avait fondé une famille, eu un fils parti vivre très loin, qu’il avait grandi parmi des frères et des sœurs et qu’il avait, dans tout cela, omis d’écrire comment il imaginait sa fin. Mais en se relisant c’est surtout à elle qu’il a le plus pensé.

 

Parce que Leil l’avait aimé d’un amour inconditionnel, elle et lui se sont connus petits, tout petits. Ils s’aimaient déjà à l’âge de l’insouciance et des jeux d’enfants.

Le destin les avait maintes fois réunis pour les séparer de plus belle. Et pendant cette halte du temps qui s’acharnait à les tenir à distance l’un de l’autre, ils s’étaient tracés un chemin chacun de son côté, en dents de scie, fait de liaisons et de séparations, deux vies condamnées à se croiser sans que ni l’un ni l’autre n’ait jamais eu le courage de poser le temps, de l’arrêter, de le figer pour dire à l’autre l’intensité des sentiments qui l’animaient et l’affection intacte qui avait violé la règle du temps pour perdurer.

 

L’Homme a la fâcheuse tendance de corser sa vie et de contrecarrer son destin, une tendance inexpliquée à se fourvoyer, à se punir, à souffrir. Et dans l’exercice de l’amour, la souffrance est un paramètre qui s’impose de fait, n’est ce pas ?

 

De son vieux coffret en bois, il avait aussi sorti la pile de lettres qu’il avait soigneusement cachées et avec, les trois photos jaunies par le temps, qu’ils avaient prises quelques jours avant son départ pour la France.

 

– Je n’ai fait que penser à toi tout ce temps

–  Moi aussi

–  Je suis sérieux, je ne suis pas entrain de plaisanter

–  Moi non plus

– Je veux te revoir

– Moi aussi, quand tu veux !

– Demain !

 

Toutes ces années passées à se rencontrer à l’Université, à se voir pendant les vacances d’été, en ville. Le fil du destin noué autour de leur poignet a pris des lustres à se resserrer pour enfin ne laisser aucun interstice entre eux.

Vingt quatre ans à se croiser et à s’aimer dans un recoin de leur cœur.

Il regarde ses photos et se rappelle d’elle, joviale, souriante, douce, aimante.. et revoit cette chemise rouge à carreaux qu’il aimait beaucoup et qu’il lui avait laissée avant de partir.

Elle était très jeune sur la photo. Ils avaient décidé de vivre ensemble et de braver les règles sociales. Il était cruciverbiste et caricaturiste amateur, elle aimait le dessin mais plus particulièrement l’écriture. En revoyant ces lettres qu’il n’avait pu jeter, son premier réflexe a été d’en prendre une au hasard pour la relire et plonger dans ce délicieux passé où il lui sera à nouveau possible de la toucher et de la voir.

 

-Tu dois écrire, tu écris merveilleusement bien ! Tu sais, tes lettres sont un baume, elle sont tout le temps sur moi et quand j’ai le blues, je les lis pour te sentir près de moi et me sentir moins seul dans cette ville si froide sans toi ! Dis-moi quand est ce que tu dois venir ? Je n’en peux plus de vivre sans toi !

 

À Alger, la vie était intenable, le terrorisme obstruait tous les espoirs, tous les projets. Mais l’amour drapait leur chemin d’insouciance.

Leurs escapades en banlieue, pour plus d’intimité dans une ville devenue hostile au rêve et à l’espoir, leur faisaient prendre des risques qu’ils occultaient. Ils étaient ensemble, ils étaient deux et le monde pouvait alors s’écrouler, ils n’en ont jamais eu cure jusqu’au jour où le train dans lequel ils étaient montés fût arrêté par les militaires qui y firent une descente.

 

Il se rappelle aussi du jour où il a dû lui annoncer la nouvelle de son départ. Il s’était rendu à l’université et avait demandé à la voir. Il se rappelle de la joie qu’elle avait éprouvée en le voyant et puis de son visage qui s’était aussitôt fermé quand il lui avait annoncé qu’on lui avait enfin accordé le visa.

 

Cela fait quarante ans, dans son journal tout est consigné, toutes les fois où ils se sont retrouvés sans pouvoir se revoir. Elle, parce qu’elle était mariée depuis, lui parce qu’il était très pris par ses projets de recherche.

 

Toutes les fois où ils étaient enfin dans la même ville, où il l’avait suppliée de reporter son retour à Alger pour la rencontrer. Et elle qui se rebiffait, qui avait, comme un bourreau, achevé sa victime par pure fierté mal placée s’offrant au bûcher des regrets et de l’amertume.

 

– Tu sais que je suis devenue auteure ? J’ai déjà publié deux romans. Tu te souviens que tu me disais : écris ! tu écris si bien ?!

Il s’en souvenait. Lui a voulu faire de la recherche mais n’a jamais cherché à être heureux.

– Je ne suis ni heureux ni malheureux, lui avait-il écrit un jour.

 

Avec elle, il l’était pourtant. Toute sa fierté il la ravalait quand il était avec Leil.

 

Face à la mer, allongés sous le parasol, leurs corps vibrant de désir, ils s’étaient tout dit sans rien se dire, ils s’étaient aimés sans le savoir et c’est dans ce préambule que s’était profilée, à leur insu,  leur histoire.

 

D’un geste lent, comme s’il caressait une dernière fois la chevelure de sa bien aimée, Talel s’est mis à caresser les enveloppes parfaitement conservées qui avaient gardé intacte son idylle avec Leil.

 

Finalement il avait pu vivre loin d’elle, avait surmonté la séparation, fait sa vie, mais n’a jamais connu le bonheur.

 

À Alger, Leil venait de tomber sur une information incroyable. Le frère de Talel qu’elle avait complètement perdu de vue depuis le jour où elle avait refusé de lui donner son numéro de téléphone, avait publié un livre. Un roman qui semblait raconter leur histoire d’amour.

N’y tenant plus, elle avait fait une recherche sur internet, lu le résumé du livre, le cœur battant..

 

 

– S’il vous plait dites lui que je veux juste avoir de ses nouvelles, comment va-t-il ?

– Comptez sur moi, je ferai tout pour le joindre et lui transmettre votre message, sachez juste qu’il n’est pas vraiment joignable.

 

Après son départ en France, Talel avait en effet coupé tout contact avec les siens. Il avait écrit un jour à Leil qu’il ne voulait que personne ne le juge et que,pour ce faire, personne ne devait rien savoir sur lui. Il lui avait pourtant écrit que tout lui manquait, l’Algérie, ses amis,. mais il n’était jamais revenu, même pas pour l’enterrement de ses parents. Il lui avait écrit combien il en avait souffert. .

 

Puis,  quelques jours plus tard, sur sa boite,  elle découvre le mail qu’elle avait reçu et qui disait : Je suis désolé, je suis très pris en ce moment mais raconte moi tout, je t’écrirai le plus vite possible.

 

Mais il n’avait jamais eu le courage de le faire, de peur de chambouler la vie de Leil dont il ne lui restait que les bribes de souvenirs.

Les souvenirs bien que vivaces de leur relation épistolaire qui, telles les feuilles mortes jonchant le sol de la forêt, même fouettées par un vent d’espoir, ne sont pas moins voués à devenir poussière.

 

Nina K

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