La nouvelle de la semaine: Les mains calleuses

Par Nina K.
La ville décousue et brouillonne s’étire sans arriver à se réveiller sur cette brume insistante qui lui colle à la peau, comme cette couche de crasse indélébile qui s’est incrustée sur le bitume de la chaussée.
Les silhouettes pressées impriment leur pas sur ce sol sale qui résonne désespérément de se voir fouler par des travailleurs matinaux qui tardent à arriver. Les chantiers inachevés et en désordre et ce pont en acier, froid et inhospitalier qu’elle doit traverser chaque matin pour se rendre au travail.
Elle presse le pas, concentrée sur son souffle en souffrance pour s’attarder non sans un certain amusement sur la buée qui en sort et qui lui rappelle combien cette banlieue est rétive au changement. Rien n’ayant changé depuis des lustres, des générations d’habitants démissionnaires, se complaisant dans cette jungle urbaine et les mêmes têtes que l’on revoit comme un éternel et lassant recommencement. Un cercle vicieux et phagocytant d’où aucun espoir ne semble vouloir s’extirper.
Samra quitte chaque matin sa masure le cœur léger, elle sait qu’après quelques minutes de marche elle retrouvera dans le bus ou dans le tramway, tout dépend de sa destination, une autre femme qui comme elle, doit se rendre dans une maison ou une administration pour y faire le ménage.
Année après année, elle a acquis de l’expérience et gagné en assurance. Si elle a quitté les bancs de l’école trop tôt, elle savait déjà qu’elle était différente des autres filles de son quartier qui attendent d’atteindre l’âge de la majorité pour se marier et fonder une famille.
Si elle avait fait de même que serait-il advenu de sa pauvre mère et de ses deux sœurs qui représentent tout pour elle ?
L’égalité des sexes ! Mais qui donc a inventé ce concept ?
Si au départ le monde était juste, il n’en aurait pas été question. Mais déjà au commencement les dés étaient biaisés. Samra en est convaincue. A trente sept ans, cette jeune femme aura eu plusieurs vies et autant de déceptions.
– Quel homme voudrait de moi ? Et quel est cet homme qui accepterait que son épouse fasse le ménage chez les autres ? D’abord, je ne me vois pas m’arrêter de travailler pour rester à la maison, il en est hors de question, d’autre part et je ne crois pas à l’amour !
L’enveloppe charnelle est souvent trompeuse faisant de Samra une femme solide et vigoureuse. Alerte, elle enfile au gré d’un rituel sans faille, sa robe et son fichu sur la tête puis part mettre ses savates et retourne dans la cuisine pour une pause-café tout aussi rituelle pendant laquelle les deux femmes se racontent leurs déboires féminins ponctués de rires amusés ou désabusées par l’absurdité de la vie à l’égard des Hommes.
Courber l’échine jusqu’à en effacer sa fierté, fermer les yeux, se boucher les oreilles et supporter la couardise de ceux que le destin n’a pas oubliés. Ceux-là même qui la regardent jour après jour, sans la voir, qui la regardent faire et s’impatientent de la voir repartir. Jour après jour, dans cet enchainement sans fin de ces journées de labeur, Samra infatigable nage à contre-courant pour s’extirper de la misère qui la guette, qui l’épie, qui la malmène, qui la traque. Elle n’a pas droit à la souffrance si elle est physique, ni à la fatigue si elle est morale. La détermination, plus que la volonté lui est salutaire.
Non, elle ne retournera pas éternellement dans leur chaumière froide de sa nudité, froide de sa misère, aucun faux pas ne lui est permis,…un jour, son tour viendra, elle partira, oui, j’en suis convaincue : elle partira !