La Nouvelle de la Semaine: Le Dundee de la Medina

Par: Nina.K
Qu’est ce qui sublime une chanson, les paroles ou la voix de son interprète ? Ou est-ce au final l’union des deux ? Le chant des oiseaux, pourtant dénués de cordes vocales, est-il moins enchanteur ? Ces ondoiements mélodieux n’atteignent-ils pas le tréfonds de notre âme qu’ils font vibrer à en pleurer. Ils nous absorbent tant qu’on n’entend plus qu’eux. Tout comme l’appel de la terre natale qui déploie ses entrailles et attire vers elle ses hommes les plus fidèles lesquels accourent aveuglément pour se jeter volontairement dans son foyer ardent.
Il aimait Oum Kaltoum, sa voix suave qui chantait l’amour, le déchirement et la passion et son mouchoir blanc calé entre le pouce et le majeur.
Un mouchoir pas comme les autres qui avait le pouvoir d’exacerber la sensualité de la diva lui valant ô combien de standing ovation quand elle lançait à une assistance obnubilée par la suavité de sa voix « donne-moi ma liberté, lâche ma main, je t’ai tout donné il ne me reste plus rien »(El Atlal)*.
Pour la plupart, des hommes en transe, que l’amour fait babiller, tapant des mains si fort à en suer. L’illustre poème d’Ibrahim Nagy, très certainement le plus apprécié, le plus lu et le plus chanté dans le monde arabe.
Les vestiges de notre amour qu’il écoutait inlassablement, car au-delà des mots, il revivait à chaque fois les différents actes d’une passion inassouvie qu’il regrettera sa vie durant. Une chanson hymne à l’amour qui l’avait inlassablement transporté bien au-delà des murs de leur appartement du premier arrondissement d’Alger. Boualem en oubliait la guérilla, la révolution qui sourdait dans les ruelles de La Casbah et même jusqu’à son ami Kader qui était cette fois encore assis face à lui mais qu’il ne voyait pas.
Boualem, la tête dans les nuages, adepte de romans à l’eau de rose et de lubies sans lendemain. Il doit bien y avoir une part de vérité dans cette description sommaire mais il était bien plus. Un jeune homme amoureux de la vie, fougueux, passionné, impulsif. Il était un homme qui voulait tout choisir dans sa vie.
Les difficultés financières que rencontrait la famille en ces temps où la révolution battait son plein l’indifféraient presque. Il changeait de voiture comme on change de chemise, c’était un dundee des quartiers ottomans. Des quartiers réservés à l’indigène qu’il était. Son tempérament taquin et provocateur suscitait souvent la colère de son frère aîné, plus tempéré, plus posé, disait-on.
Il était libre, sans chaines, libre sans lois, libre sans oppression et c’est pour cette liberté qu’il avait sans détours rejoint la guérilla urbaine. Ecouter El Atlal, savourer Oum Keltoum déclamer de sa voix langoureuse des vers enchanteurs ne l’empêchait pas de conjuguer aussi l’amour à « l’Algérois ». El Hadj M’hamed El Anka, sa voix rauque et sa façon propre à lui de chanter nonchalamment l’amour, non sans le magnifier. Boualem c’était cette dualité : La force et la fragilité. L’une visible, l’autre bien enfouie. Un caractère bien trempé, une allure altière qui ne manquait pas de le faire passer parfois pour un personnage sarcastique. Mais, ce détachement lui était nécessaire, les temps étaient durs.
Ce matin là, allongée sur le lit elle s’était assignée comme tache de se forcer à apprécier enfin ce moment de détente bien mérité. Sur la table, le tabloïd la narguait depuis un moment et l’envie de feuilleter ses pages noircies par des scribouillards en mal de scoop la titillait crescendo. Pourtant il y en avait bien un ce jour là. Et il était pour elle celui là, à la page nécrologie. Un petit encart, un seizième de page dans le journal, là où elle « sévissait » justement.
Elle avait lu une fois, deux fois, avait écarquillé les yeux puis s’était mise sur son séant pour articuler enfin : Boualem est mort ! Il était mort la veille, cinquante ans après l’indépendance. Il était mort en anonyme, lui le grand avocat qu’il était devenu, lui le charmeur, le fou de voitures et de galéjades, lui le condamné à perpétuité amnistié.
Oui, il est possible, car humain, d’éprouver une peine terrible et une affection sans bornes à un homme que l’on aurait pu connaître mais que l’on s’est contenté de juger. Elle avait cherché à mieux le connaître justement pour ne pas le juger. Ce qu’elle avait souhaité, ce n’était pas le revoir dans ce bureau où victimes et coupables se relayaient quotidiennement mais dans le microcosme d’une famille irrémédiablement disloquée.
« Ayé (Mère ! ndlr*), lave-moi vite ce pantalon et cette chemise, je dois les mettre demain et cache bien ce paquet ! »
Le paquet en question n’a comme prévu pas suscité outre-mesure l’intérêt d’Ayé. Une femme délicieuse, tendre et si forte à la fois. Elle avait relégué le baluchon dans un coin sombre de sa volumineuse armoire en noyer. Une armoire massique plaquée d’une glace qui réfléchissait bien des déboires. L’armoire d’Ayé possédait un tiroir secret dont elle seule avait connu le contenu. La chemise et le pantalon avaient quand même fini par intéresser cette mère qui avait avalé bien des couleuvres. Pourquoi tout ce sang, à qui est-il ? T’es-tu blessé ? Où ? avait-elle lancé.
Cette fois, Ayé avait remarqué que son fils était trop nerveux et qu’il cachait forcément quelque chose. Mais son fils, ce fonctionnaire exemplaire, toujours tiré à quatre épingles, maitrisant à ravir la langue de Molière, ne pouvait qu’être réglo. Jamais de démêlés avec la police, un bon p’tit gars, non, elle l’avait élevé très facilement celui là. Avec sa fille aînée, elles avaient échangé des regards interrogateurs mais avaient toutes les deux fini par retourner à leur besogne. Tant qu’à s’inquiéter mieux valait encore ne rien savoir.
L’uniforme de l’officier français abattu dans quelque sombre rue d’Alger avait été nettoyé et donné au Croissant Rouge au lendemain de l’indépendance. Ayé l’avait soigneusement caché dans son armoire en noyer.
Alors qu’il buvait les paroles de miel d’Oum Keltoum assis sur une marche, dans la cage d’escalier de leur immeuble, bien calé contre le mur avec son ami Kader devenu officier supérieur de l’armée, les zouaves qui avaient quadrillé le quartier étaient venus arracher Boualem à ses rêves. Oum Keltoum avait continué de chanter sa complainte, le transistor ne s’était pas tu, ni les cris à l’unisson des prisonniers, de Serkadji à Berrouaghia et de la prison de Fresnes à La Santé pour que vive l’Algérie.
À l’annonce de leur condamnation à perpétuité, Boualem et ses autres amis fidaiyine avaient piqué un fou rire qu’Ayé ne manquait jamais de rappeler. Ces Français n’ont rien compris. Cent trente deux ans après, ils n’étaient toujours pas arrivés à cerner la personnalité de ce peuple atypique. Boualem était de la trempe des héros. Un héros sans fioritures comme beaucoup de ses semblables pour qui la lame de la guillotine avait salivé. Il avait été amnistié. Aujourd’hui je m’interroge : qu’a-t-il pensé de tout ce qui a suivi ?
Ce sera là mon ultime regret.
Nina K.